J'étais, avant le lever de rideau, tendu comme on peut l'être avant le paseo d'une corrida particulièrement attendue. On a dit tant de choses contradictoires sur le film. Et puis ce succès critique incroyable pour un film taurin, la une des Cahiers du Cinéma accompagnée d'un dossier remarquablement conçu (sans la moindre incongruité ce qui est rarissime pour une revue non spécialisée dans la chose taurine et en dit long sur sa qualité). Et depuis la sortie nationale du film, un incontestable et surprenant intérêt de la part du public y compris dans les régions éloignées de toute culture taurine. Ici, à Mont-de-Marsan (à ce jour aucune salle bordelaise n'a daigné programmer le film!), le cinéma se trouve quasiment en face des arènes du Plumaçon et l'on peut penser que le public très varié qui remplit peu à peu la salle sait où il met les pieds. Nous voilà parti pour deux heures en immersion totale dans l'univers de la corrida.
Tardes de soledad est un excellent film sur la corrida. Par ses choix d'angles de vue, son utilisation extraordinaire du son, ses choix narratifs (un torero, son équipe, des combats mais aussi l'avant et l'après à l'hôtel ou dans le coche de cuadrilla) Albert Serra est remarquablement parvenu à immiscer le spectateur de l'obscure salle de projection dans ce qui fait le quotidien d'un matador de toros. Une réussite qui participe de la magie du cinéma lorsqu'il est servi par un grand réalisateur. En 1955, dans Toro, Carlos Velo avait réalisé un film de la même veine en prenant le matador mexicain Luis Procuna comme protagoniste de son film.
Ce film n'est à vrai dire pas du tout destiné aux aficionados. Le parti pris de l'auteur de ne montrer durant les lidias qu'une partie réduite des corps du torero et du toro, qu'une partie extrêmement réduite de l'arène ne permet pas à celui-ci de retrouver ses repères habituels, de mettre en branle ses critères de jugement de l'action entrevue. Ce dispositif est en revanche parfaitement adapté pour susciter l'émotion qui nait de l'affrontement entre la bête et l'homme. Et les aficionados sauront gré à Albert Serra de nous montrer sans fard les fondements de la corrida, à savoir le combat entre un animal agressif, puissant et un homme courageux, à l'intelligence froide. La tauromachie n'est pas ici considérée comme simple divertissement mais comme source d'émotions profondes et intenses. On sait que le réalisateur avait aussi pensé à rendre compte de son aspect plus artistique en filmant le matador sévillan Pablo Aguado. Option qui ne sera pas retenue au vu des rushes réalisés qui étaient loin de transmettre l'émotion des séquences tournées avec Roca Rey. Le film y aura gagné en tension même si la vérité de ce que peut être aussi la corrida a été perdu. On saura gré également au réalisateur de ne pas avoir éludé la mort du toro. Cela constituait sans doute un passage obligé pour lui afin de ne pas être pris pour cible par les antitaurins. Il me semble toutefois que la célèbre série de photographie de Lucien Clergue Toros muertos atteint à une plus grande expressivité, peut-être parce que la photographie est plus appropriée à rendre la mort que ne l'est le cinématographe.
Malgré son refus des lieux communs (on voit très peu l'aspect rituel et cérémoniel), il est un passage obligé que réussit parfaitement le cinéaste : celui de la séance d'habillage. A la fois très intime (comment placer son sexe) et spectaculaire (l'enfilage de la taleguilla), avec en point d'orgue le plan quasi-miraculeux où l'image de la vierge posée sur la table de nuit apparait en contre plongée entre les jambes du matador.
La personnalité d'Andrés Roca Rey est pour beaucoup dans la réussite du film. La froide et impassible spiritualité qui émane de sa personne l'apparente à celle des samouraïs. Que ce soit dans l'arène face au toro ou en dehors il semble flotter dans un autre monde que celui du commun des mortels. On le sent entièrement tourné vers la domination qu'il entend exercer sur les toros et sur le public, mais il nous touche par sa lucidité dans les moments les plus difficiles, par ses doutes dans les moments de triomphe. En fin de compte et malgré le mécontentement exprimé par le torero lorsqu'il prévisionna le film, on peut dire que Tardes de soledad est un film à sa gloire et à travers lui à la gloire de tous les toreros.
Il faut dire un mot de la cuadrilla très présente durant tout le film. Un régal pour l'aficionado de pouvoir les entendre pendant la lidia où ils se montrent d'ailleurs très sobres. On leur a reproché un vocabulaire très dépréciatif envers les toros, mais c'est la réalité du ruedo. Pour un peon, tout toro qui n'est pas une sœur de charité est un fils de pute. Il reste à concevoir un film qui montrerait la vie en liberté du toro dans la dehesa et le respect dont il est entouré par les aficionados tout au long de sa vie. Quant à l'abus de vocabulaire viril on peut penser que son symbolisme ne devrait effaroucher personne à une époque où tout est possible y compris d'en avoir.
Pour nous aficionados la réception du film par le grand public n'est pas sans importance. Ici plus question du ''vivons cachés'' qui a l'avantage de nous soustraire à l'ire des antis. Le film est brut, fascinant, il va à la corne, l'exposition est maximale. On peut penser que deux minorités se dégageront. Celle des effarouchés qui viendront grandir le rang des antis. Celle des curieux qui, saisis par un spectacle si extraordinaire auront à cœur d'en savoir plus et décideront de se confronter sur les gradins d'une arène à la réalité d'une corrida. Y retrouveront-ils les émotions que procure le film ? En découvriront-ils de nouvelles ?
Ce qui est certain, c'est que ce film proclame que, par sa spiritualité, par les liaisons qu'elle entretient avec la mort, la corrida est un phénomène culturel majeur.